Quand on connaît son âge, on s’attend à une personne qui ne quitte que rarement sa maison, ou peut-être même son lit, pour s’occuper de ses petits-fils. Mais en le voyant, on s’aperçoit du contraire. Actif et énergique Abderrahmane, un retraité de 90 ans, a toujours su gérer sa vie après la retraite. Car, en effet, si pour certaines personnes, partir à la retraite constitue une fin, pour lui ce n’est qu’un début. Voilà maintenant 30 ans qu’il a cessé de se réveiller tous les matins pour se diriger vers les locaux de l’office national de l’artisanat là où il a passé plus de 30 ans de sa carrière professionnelle en tant qu’artiste créateur, dessinateur et concepteur de logos.
Né à Tunis, Abderrahmane était dès son jeune âge surdoué,ses six frères et sœurs le surnommaient d’ailleurs Einstein, peut-être pour sa ressemblance physique surtout ses cheveux et son allure, mais notamment pour ses capacités mentales, son intelligence hors norme et son ingéniosité. Artiste peintre dès son jeune âge, il a fait des études à l’institut des Beaux-arts de Tunis avant de décrocher un job à l’office de l’artisanat comme dessinateur.
Abderrahmane n’était pas, comme l’expliquent les membres de sa famille, ce jeune homme ordinaire, mais s’est montré, dès son plus jeune âge, comme un enfant remarquable qui développait un sens d’ingéniosité puisqu’il parvenait même à créer des machines de toutes sortes, à partir de pièces récupérées dans les souks et la brocante de Tunis.
«Dès son enfance, Abderrahmane s’est démarqué par son intelligence et son ingéniosité, il était d’ailleurs surdoué. Alors que ses amis passaient tout leur temps au café du quartier, lui, il s’isolait tout le temps pour bouquiner, étudier et essayer de créer des choses, il ne cessait de nous surprendre par les objets qu’il parvenait à créer à partir d’anciennes pièces usagées. Il éprouvait toujours ce besoin et cette passion de créer des machines, dessiner et conceptualiser ses idées», c’est ainsi que raconte l’un de ses frères, l’enfance et la jeunesse d’Abderrahmane, qui fêtera prochainement ses 91 ans.
Une période de reconversion
Les années sont passées, Abderrahmane gère,aujourd’hui, sa vie après avoir cessé de travailler. Bien accueillie ou subie, la retraite marque un tournant dans la vie de n’importe quel fonctionnaire. L’un des risques quand on se retrouve à la retraite, c’est l’isolement. Pour éviter cet écueil, il est important de maintenir ou reconstruire un tissu social avec sa famille, ses anciens collègues, ses amis, ses voisins de quartier… ou se convertir dans un autre métier. Mais pour Abderrahmane, il y a certainement une vie après la retraite. «A 60 ans, je suis parti à la retraite, les premiers mois étaient pour moi une période de reconversion et de réflexion pour me préparer à ma nouvelle vie.
Mais j’ai toujours dit qu’après la retraite il y a certainement une vie, c’est une question d’état d’esprit. Soit on cède au vide, à l’inactivité et à l’absence d’occupation, soit on se construit une autre vie tout en gardant l’espoir et la confiance en soi», témoigne-t-il pour raconter ses premiers mois en tant que retraité.
Une nouvelle vie dit-il ? Oui, notre interlocuteur a bel et bien construit une nouvelle vie. Alors qu’il a perdu sa femme il y a 24 ans jour pour jour, ses cinq filles sont toutes mariées et mènent leurs vies, il s’est trouvé obligé de vivre seul, dans sa maison au Kram, banlieue nord de Tunis. En effet, Abderrahmane s’est trouvé alors confronté à un double enjeu, gérer sa vie après la retraite mais aussi surmonter le décès de sa femme Naima, et l’absence et l’indisponibilité fréquentes de ses cinq filles, chacune menant sa vie. Comment a-t-il pu dépasser une période assez compliquée de sa vie ? Comment est-il parvenu à surmonter ce qu’il appelle l’une des phases les plus sombres de son existence ?
En fait, notre nonagénaire, s’est investi dans la vie caritative depuis l’âge de 70 ans, et a pris la courageuse décision de prendre en charge et de s’occuper d’une enfant orpheline de quelques ans. Pour lui, c’était un tournant de vie, un défi existentiel : pouvoir rendre le sourire à une enfant, souffrant de conditions sociales et financières le moins qu’on puisse dire très difficiles, était une chose inestimable. Depuis, le banlieusard a trouvé une nouvelle vie, a donné un nouveau sens, voire une nouvelle dimension à son quotidien.
Malgré cette décision courageuse, aussi difficile qu’elle soit, Abderrahmane est parvenu à bien vivre cette étape de sa vie pourtant inévitable.
«Je n’ai jamais imaginé terminer ma vie de la sorte, s’occuper d’une enfant comme si j’étais un père de famille de 40 ans. Mais c’était une décision prise après mûre réflexion,c’est une responsabilité, certes, mais aussi c’est un engagement humanitaire vis-à-vis de moi-même avant tout», explique-t-il.
Quand on sème l’amour
Ça, c’était il y a plus de 20 ans, la petite enfant adoptée est âgée aujourd’hui de plus de vingt ans. Et quand on sème l’amour et la paix, on finit par récolter bonheur et félicité, car actuellement, c’est la jeune Nadia, comme nous avons choisi de l’appeler, qui s’occupe de ce grand-père d’une dizaine de petits fils et de petites filles.
«C’est mon papa à moi, je ne pourrais pas vivre sans lui, il m’a tout donné, amour, argent et affection, alors je ne peux que me montrer reconnaissante envers cet homme,je m’occuperai de lui, comme il l’a toujours fait pour moi»,témoigne-t-elle. Avec une pension de retraite qui ne dépasse pas les mille dinars, le protagoniste de notre histoire est parvenu à continuer sa vie, et même à s’occuper d’une enfant tout au long de vingt ans. Comme il l’explique,ce n’est pas une question d’argent, mais plutôt d’un engagement humanitaire et même spirituel.
Outre cette décision courageuse, Abderrahmane, depuis son départ à la retraite il y a trente ans, a su gérer sa vie et n’a pas cédé à ce qu’il appelle le vide et l’inactivité, et ce, en faisant tout son possible pour rester dans la vie active le plus longtemps en multipliant les activités quotidiennes, malgré la solitude, dont il a toujours souffert, étant donné que la plupart de ses filles sont installées à l’étranger.
Mais c’est peut-être son ingéniosité et son talent en tant que peintre, — il est d’ailleurs, l’auteur de plusieurs portraits de l’ancien président de la République Habib Bourguiba,exposés actuellement au Palais de Carthage—, qui lui ont permis de réussir son passage à sa nouvelle vie sans engagement professionnel. Car en effet, depuis son passage à la retraite, Abderrahmane n’arrêtait pas de dessiner des tableaux, créer des sacs artistiques en toile de jute et fabriquer, réparer et assembler des machines.
D’ailleurs, il passait la moitié de sa journée dans une pièce de son appartement, qui ressemble plus à un atelier, où tout est mal ordonné. D’ailleurs, cette chambre a toujours créé des problèmes et une tension entre lui et ses filles, qui lui rendent de temps en temps visite et lui reprochent toujours ce désordre.
Parmi les activités qui aident Abderrahmane à gérer son quotidien, ce sont ses visites régulières et presque quotidiennes qu’il fait aux différents souks de Tunis et à son quartier natal.
En effet, les marchés et les souks de Tunis, Abderahmane les connaît tous. Pour lui, c’est une source de défoulement, ce n’est pas uniquement un passe-temps, mais c’est devenu au fil du temps, un rituel, une habitude qui fait son quotidien. «C’est là où je respire, c’est là où je retrouve mon enfance, c’est comme si tu remettais à l’eau un poisson.
C’est dans les marchés de Sidi Bahri, de Sidi Abdeslam et de Bab El Falla que je retrouve mon énergie, mais aussi mes souvenirs», se rappelle-t-il de l’époque, où il faisait les courses pour sa mère. Aujourd’hui, Abderrahmane continue à mener sa vie en toute tranquillité dans son petit appartement au Kram, défiant quelques problèmes de santé qui commencent à le fatiguer. «Seule la maladie et la mort pourraient me vaincre un jour, tant que je suis en vie, je continuerai à bouger et à mener ma vie comme si j’étais un jeune de 30 ans», conclut-il.